Tilt House - Samedi 3 juillet - 10 h



Une nuée d'enfants s'abattit sur la voiture de Steve Renucci. Ils s'intéressaient aux phares, aux enjoliveurs, ils tripotaient les commandes de la sirène et de la lumière tournoyante.
"Doucement, vous allez finir par tout casser."
Steve Renucci souriait aux enfants. Il caressa au passage la tête de quelques gosses. Un mélange de tignasses crépues et de visages roses. Un homme fendit cette foule d'enfants.
"Shérif, je suis Franck Morgenstern..."
"Salut Franck ! Z'êtes nouveau par ici ?"
"Oh non, nous sommes ici par accident. Nous avons crevés, est-ce que vous pourriez nous aider ?"
"Malheureusement tout ce que je peux faire pour vous, c'est vous donner un conseil : écrivez à votre sénateur et racontez lui tout."
Franck demeura interloqué, bouche bée, il examina de plus près Renucci : la chemise trop propre, trop bien repassée, l'étoile trop brillante. Il comprenait. Il avait devant lui un faux shérif, comme pendant la nuit il avait rencontré des faux habitants. Et peut-être un faux cadavre, et trois faux infirmes.
"Ca s'arrange, Franck ?"
Majorie venait de le rejoindre. Poliment Steve la salua en coinçant des doigts le bord de sa casquette.
"Yé vois qué vous avez fait la connaissance."
Macho achevait de se rouler une cigarette."
"Pas de chance avec eux ! Deux pneus crévés et oune seule roue dé secours."
Macho n'avait rien à faire à Tilt House où il était de passage avec ses compagnons, et il traînait ses pieds en quête d'aventure. Steve, lui, avait une mission.
"Excusez moi, mais j'ai du travail. J'essaierai de m'occuper de vous plus tard."
Un peu abasourdis, Franck et Majorie regardèrent Steve s'éloigner.
Steve aimait Tilt House, même si celle-ci ne lui rendait pas toujours. Ici, il se sentait chez lui. Enfin presque.

Il emprunta le chemin qui bordait le lac. Il croisa un ancien professeur de Spencer City. Jeremy Cullen enseignait à un groupe d'enfants vautrés pêle-mêle dans l'herbe. Puis en continuant Steve rencontra un vieillard allongé en plein soleil. Matthew le Vieux n'avait depuis longtemps plus d'âge. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Steve se rappelait qu'il avait toujours eu ce surnom. Le vieillard râlait doucement.
"Ca va pas, Matthew ? Tu souffres ?"
Il ne lui restait que deux dents, une en haut l'autre en bas, et elle ne coïncidaient pas.
"Fiche moi la paix à la fin. Je ne peux plus me reposer en chantant ?"
Le docteur Kennedy fumait à deux pas de là.
"Il est en train de mourir !"
"T'occupe ! C'est mon problème !"
"Je ne veux pas aller à l'hôpital ! Je suis bien ici !"
"T'as entendu, Steve ? Il est très bien, ici. Il a tout, le soleil, le grand air, la liberté, les petits oiseaux. S'il veut mourir, il mourra. S'il doit vivre..."
"Ce que j'en dis..."
"Ce que tu dis, c'est des conneries, Steve !"
Steve approchait du ponton que dominait la maison des Butch. Angie débouchait du chemin du côté de la propriété de White. Son fils Johnny, l'accompagnait. Ils portaient tous les deux de grosses corbeilles pleines à ras bord d'oranges. L'apparition d'Angie poussa Steve à bomber le torse.
"Bonjour, Steve !"
"Salut !"
Le petit garçon resta muet.
"Pourquoi tu ne me dis pas bonjour ?"
"Je suis comme mon chien, j'aime pas les uniformes."
"Charmant bambin. Quand je vois ton fils, c'est un vrai cauchemar."
"Alors tout est bien. Tu viens Johnny."
"Un moment, attends ! Tu ne remarques rien ?"
Angie le détailla de la tête aux pieds.
"Non, rien, ah si, les plis de ta chemise sont impeccables aujourd'hui. Un nouveau fer à repasser, ou quoi? Une nouvelle repasseuse, peut-être ?"
Elle se remit en marche. Steve lustra son étoiles d'un revers de manche et rattrapa Angie.
"D'où viennent ces oranges. Je ne savais pas qu'ils y avait des orangers à Tilt House."
"Il n'y a pas d'orangers à Tilt House, Steve. Ces fruits viennent de chez White."
"Tu sais, je pourrais te faire avoir pas mal d'ennuis. A Spencer City cela s'appelle un vol !"
"C'est le mot, Steve, un vol d'oranges poussées par le vent de la nuit. Du producteur au consommateur."
Comme à chacune de ses discussions avec Angie, Steve savait qu'il n'aurait pas le dernier mot.
"Où est Butch ?"
"Tu sais où le trouver !"
"Ton mari a une sale histoire sur le dos ! Tu veux savoir ?"
"Ecoute Steve. Si tu me dis que Butch a une sale histoire sur le dos, il m'en parlera lui-même."
"Dave Greenburg est mort cette nuit."
"Je suis au courant, mais Butch n'a rien à voir là-dedans."
"Greenburg a été assassiné !"
"Je ne vois toujours pas..."
Elle partit et s'éloigna avec Johnny. Steve demeura quelques instants sur place, puis escalada les marches de l'escalier taillé dans la terre qui menait à la maison de bois dont la masse inclinée surplombait le lac.

Butch observait à la jumelle le territoire de Tilt House.
"Salut, Steve. Désolé, mais j'ai peu de temps. Quel bon vent t'amène ?"
"Le même qui a transporté les oranges de White jusqu'ici."
Steve ironisait. Butch posa ses jumelle et réajusta ses lunettes.
"Qu'est-ce que c'est cette histoire ? Hé ! Mais tu as eu de l'avancement."
"C'est pour ça que je suis ici."
"Je vois ! La carotte qui fait avancer l'âne. Quelle saloperie de Warms te vaut ton étoile ?"
"Greenburg a été assassiné cette nuit. Ce sont les Sam qui ont fait le coup."
Butch releva la tête.
"Je crois que tu peux rendre ton étoile à Warms. Je suis au courant pour Greenburg, les Sam m'ont tout raconté. Ils n'y sont pour rien dans cette affaire, tu le sais aussi bien que moi. Maintenant, si le coeur t'en dit, et si t'en as le courage, arrête les."
"On a des témoins."
"Je t'ai dit que j'avais du travail ! Steve ne me fais pas perdre mon temps, nous aussi, nous avons des témoins. Deux étrangers qui sont arrivés cette nuit. Ils ont eu des ennuis de voiture et ont passé la nuit ici. Tu peux les interroger, si tu veux."
"Le type à la voiture aux pneus crevés ?"
Butch acquiesça. Un ronflement de moteur gronda dans le lointain. Butch s'empara des jumelles.
"Les voilà."
"Qui ?"
"Les Sam ! Ils reviennent de la chasse."
De l'autre côté du lac, la Station Wagon des Sam venait de se garer sur l'esplanade devant l'usine, entre la voiture des Morgenstern et celle de Renucci. Les Sam soulevèrent le haillon et entreprirent de décharger le cadavre d'un bison qu'ils dépecèrent avant d'en distribuer les morceaux aux représentants de chaque commune. Steve rendit les jumelles à Butch. Ce dernier sourit.
"Tout ce que tu peux leur reprocher aux Sam, c'est ce genre de délit. La chasse au gibier protégé par le gouvernement. Mais à ta place, je ne m'y frotterais pas. Même avec ton étoile. Salut, Steve."

Nach regardait Butch avec plaisir. Lui non plus n'aimait pas les autorités constituées. Steve redescendit les marches, longea le lac et trébucha sur un prêtre plongé dans ses prières. Il déboucha sur l'esplanade. Sans accorder d'attention aux Sam, ni aux échanges se déroulant devant lui, Steve ouvrit la portière de la voiture des Morgenstern.
"Papiers !"
Franck présenta son permis de conduire.
Steve jeta un regard sur le permis.
"Je suis désolé, mais vous allez devoir me suivre."
"Où ?"
"Au poste de police de Spencer City. Nous devons vous interroger au sujet de l'homme que vous avez accidentellement tué cette nuit."
Quelqu'un frappa sur son épaule. Il se retourna sur Macho.
"Ils n'ont rien à voir dans cette histoire ! Laissez les tranquilles."
Macho sourit à Majorie.
"Si vous voulez manger, il faut vous dépêcher, sinon nada, le toro il n'est pas très gros aujourd'hui?"
"Je n'ai pas faim"
"Moi non plus."
Franck commençait a en avoir marre de ce cirque. Il souhaitait partir de Tilt House, retrouver le système auquel il était habitué, répondre d'un meurtre qu'il n'avait pas commis et suivre ce shérif qui, après tout, avait l'air authentique. Il était prêt à tout, même à abandonner, provisoirement, sa voiture.
"Je t'avais dit que cette histoire ne nous porterait pas chance."
"Suivez moi !"
Steve ordonnait. Macho s'interposa entre eux.
"Je ne te conseilles pas de te mêler de ça, Macho ! J'ai des ordres !"
Il dégaina son arme. Les trois Sam s'avancèrent. Steve pointa son revolver dans leur direction.
"J'ai des ordres. Ne bougez pas!"
Ses nerfs commençaient à faiblir. Les Sam continuaient d'avancer en bloc d'un pas tranquille. Steve ne savait plus dans quelle direction pointer son arme. Morgenstern empoigna Steve par la manche et entraîna vers la voiture de patrouille.
"Je suis d'accord pour vous suivre. Allons-y vite !"
Sam d'une manchette fit tomber l'arme de Renucci. Macho la récupéra et vida le chargeur en tirant en l'air, à la grande joie des enfants. Il rendit l'arme à Steve.
"Alors shérif ? On y va ?"
Franck était installé dans la voiture.
"Descendez, je ne peux pas vous emmener avec moi."
"Mais je veux m'en aller d'ici !"
Steve désigna la foule qui les entourait.
"Eux, ils veulent que vous restiez, mais soyez sans crainte, je reviendrai. Descendez, Monsieur, s'il vous plaît !"
Steve ravala un début de sanglot et Franck et Majorie obéirent.
C'est Sam l'aveugle qui parlait.
"La prochaine fois que tu viendras ici, viens sans arme ! Tu sais que tu es toujours le bienvenu à Tilt House."

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