Spencer City - Samedi 3 juillet - 11 h 40.



Elle eut juste le temps de se redresser et lui, de fermer sa braguette. Leur voiture débouchant à toute allure du virage, avait failli percuter de plein fouet une voiture qui barrait l'entrée du pont de Spencer Creek. Le flanc de l'automobile portait une inscription approximativement centrée : 'police'. Une lampe torche maintenue sur le toit s'allumait par intermittence. Les deux hommes en tenue de policiers et le panneau de bois sur lequel était griffonné en lettres capitales :
'péage au profit des orphelins du Viêt-nam : $4,95'.
William et Trent avancèrent vers la voiture qui venait de s'arrêter.
"Bonjour !"
Professionnels, ils mirent deux doigt à la visière de leur casquette. L'homme arrêté balbutia.
"Bonjour. Que se passe-t-il ?"
"Une idée du Secrétaire d'Etat à la Défense. Vous savez avec cette vieille histoire asiatique, ils ne savent plus très bien où ils en sont. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'ils n'y arrivent pas. C'est pourquoi qu'on est là ! Je pense qu'il vaut mieux ne pas faire de difficultés. Quatre dollars quatre vingt quinze, s'il vous plaît."
L'homme paya avec un billet de cinq dollars. Trent griffonna quelques mots sur une feuille du carnet à souche qu'il tenait à la main : 'bon pour un petit orphelin, américain ou vietnamien. Prière de rayer la mention inutile'. L'homme le remercia.
"Merci !"
Une autre voiture se présenta à l'entrée du pont.
L'homme n'arrivait pas à détacher son regard du reçu de Trent. Il manoeuvra, mais il n'y avait pas assez de place entre le capot de la voiture de patrouille et le parapet du pont. William s'en mêla.
"Dégagez en vitesse et n'essayez pas de faire de difficultés !"
Le nouvel arrivant se dirigeait vers William.
"C'est un accident, ou quoi ?"
William se contenta de tendre le bras vers le panneau en bois.
"C'est la meilleure ! Vous vous fichez de moi !"
William fit les gros yeux.
"Mesurez vos paroles, Monsieur, et avant de proférer des injures à notre égard, pensez que nous ne faisons que notre devoir. Et pensez aussi à toutes ces innocentes petites victimes que votre argent va sauver !"
"C'est plus sain de mourir sous des bombes que de mourir de faim ! Ils sont vieux vos orphelins aujourd'hui, non ? Je préfère faire un détour !"
"Vous êtes en contravention. Vous n'avez pas le droit de faire demi-tour sur une route hors d'un croisement."
William prenait à coeur ses nouvelles fonctions qu'il s'était attribué. Le type s'arrêta stupéfait.
"Si je comprends bien, vous me donnez le choix entre la charité et la contravention ? Et l'autre devant, il a payé, lui ? Oui ! Hé bé ! Et puis, c'est au profit de quels orphelins votre truc ? Les nôtres ou les leurs?"
"A votre choix, Monsieur !"
"Je peux faire un chèque ?"
"Non, c'est pas qu'on a pas confiance, mais faut se méfier, vous comprenez."
"Je vois ! Je suppose que vous n'avez pas de monnaie !"
"Vous supposez bien, Monsieur. Mais il vous sera tenu compte des cinq cents qui vous sont dus."
"Vous entretenez bien la légende."
"Laquelle ?"
"Celle d'être des tarés, dans la police !"
"Nous transmettrons vos remarques à qui de droit, Monsieur."
Tout en parlant, William se dirigea vers une autre voiture qui venait de s'immobiliser dans le virage.
"Péage exceptionnel !"
"Votre péage exceptionnel vous pouvez vous le mettre où je pense !"
"Je vous demande pardon, Monsieur ?"
"T'as bien entendu, petit con ! Toi, ton pote et tes flingues en plastiques, vous allez me dégager le passage ! J'ai autre chose à faire que d'écouter vos conneries !"
L'homme entrouvrit sa veste pour que William puisse admirer la taille du pistolet qu'il portait.
"Bien, Monsieur. Trent ! Dégage l'accès du pont et laisse passer Monsieur !"
Il se cru obligé de s'expliquer au chauffeur de la voiture suivante.
"Sa femme est enceinte jusqu'aux dents."

Depuis le carrefour jusqu'au virage, débouchant sur le pont, la route offrait le spectacle d'un garage en délire. Bien sagement le vieux Sandy arrêta la voiture de patrouille derrière la file de véhicules. Sandy continuait la même conversation avec Bison Rose depuis son arrivée à la police de Spencer City.
"Si je t'écoutais, Bison rose, on emballerait tout le monde."

Sandy adorait le camembert venant de France, celui qui est bien fait et coulant. Il ne partait jamais en patrouille sans quelques sandwiches bien odorants.
Bison Rose n'aimait pas l'odeur du pourri, et à chaque patrouille correspondait pour lui une traversée sur une mer agitée.
"A l'Ecole de police, on m'a dit de faire respecter la Loi !"
Il ouvrit la vitre et en profita pour se poser quelques questions sur les raisons de cet embouteillage en plein désert.
Le vieux Sandy lui, continuait son sermon dans le désert, tout en suçant son pouce.
"Tu sais, petit, la loi n'évolue pas aussi vite que les gens. Il faut s'adapter."
"On dirait qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, ici !"
"A Spencer City rien ne tourne rond depuis bien longtemps. Tu ne t'en étais pas aperçu ?"
Les deux policiers mirent pied à terre et, de part et d'autre de la file de voitures, entreprirent de remonter la litanie automobile. Au passage ils essuyèrent quelques questions, des quolibets et quelques insultes de la part des automobilistes furieux. Sandy fit signe à Bison Rose de s'approcher.
"Tu vois ce que je vois ? Tu les reconnais ? Tu veux pas parler ou quoi ? Tu veux que je te fasse des signaux de fumée ?
"On y va !"
Bison Rose bouillait d'impatience. Ils reprirent leur place de part et d'autre de la file. Sandy avançait d'un pas nonchalant, tandis que Bison Rose, légèrement penché en avant, marchait dans l'attitude traditionnelle d'un indien sur le sentier de la guerre ou du gibier. Sandy marmonnait.
"Ca m'étonne ce barrage sur ce pont... La station n'a rien dit à ce sujet... Et puis je les reconnais pas ces deux là."

William les aperçut en premier. Il se précipita vers Trent qui expliquait à une jeune conductrice que son devoir consistait son seulement à payer le péage mais aussi ce qu'il fallait faire pour avoir un orphelin avec lui.
"La police !"
Trent jeta un regard agacé à William Farrow.
"La police ! On file !"
Trent tourna la tête et vit Sandy à dix voitures d'eux.
Sandy était à la hauteur du panneau en bois.
"Tu peux lire ce qu'il y a d'écrit là-dessus, Oeil de Lynx ?"
"Ouais, et je peux vous dire que police ne s'écrit pas avec deux s."
"Si ça t'amuse, on va y aller, mais fais attention, ils sont armés !"
Bison Rose se mit à courir. Sandy hurla.
"Bison Rose !"
Comme un chien de chasse Bison Rose stoppa net.
"Tu marches à la même hauteur que moi, et pas plus vite. Ne sors pas ton arme, mais tiens toi prêt à le faire."
"Vous pourriez donner vos cours ailleurs !"
Sandy fusilla l'automobiliste du regard. Les deux flics reprirent leur progression. Sandy bouillait, l'indien avait le nez presqu'à ras du sol.
William et Trent se replièrent dans leur voiture, l'air de ne pas y toucher. La scène se passait sous les yeux de plusieurs automobilistes qui avaient renoncé à comprendre ce qui se passait. Ils se contentaient de demeurer un bras passé par la portière, et un billet de cinq dollars dans la main.
"Ils se tirent."
"On fonce !"
"On fonce !"
Sandy avait reprit en écho la proposition de Bison Rose. Déjà la voiture des deux garçons se lançaient en marche arrière avant de bondir en avant dans un crissement de pneus. Sans hésiter, Bison Rose se lança à sa poursuite, pistolet brandi.
"Ne tire pas !"
Sandy hurla. Bison Rose courrait de toute la vitesse de ses jambes. La voiture de Trent et William était loin, maintenant.
"Ne tire pas ! C'est la voiture de William Farrow, le fils du maire. Et puis on ne poursuit pas une voiture à pied."
"Oui, chef."
"Viens on remonte en voiture."

Trent se retourna pour la énième fois.
"Pousse !"
Tuer des pouilleux, des inoffensifs, ça ne le dérangeait pas, mais des flics ? Les uniformes lui faisaient peur.
"Pousse !"
"Pousse quoi ?"
Trent ne réagissait plus à l'humour à la con de William. Il s'énervait.
"Mais pousse, ils sont derrière nous !"
Dans la vitre arrière la voiture de police, la vraie, venait d'apparaître. Elle roulait plus vite que la leur, la fausse.
Comme un chasseur surprit de voir son gibier Bison Rose tira n'importe où, avec son fusil.
"Arrête ! Assassin ! Tête de con ! Arrête !"
Sandy hurlait. Bison Rose affolé par les hurlements de Sandy en perdit son fusil. Un beau fusil remis par le shérif Warms. Il tordait son chapeau de désarroi, ses cheveux, très longs, s'étaient dénoués sur ses épaules, lui donnant l'air fantastique et démentiel. Un mélange de Sitting Bull, de l'homme de Frankenstein et de E.T.. Sandy impressionné, répéta le mot assassin, plusieurs fois. Son ton devenait plus normal à chaque fois. Il se mit à parler d'une voix douce, très douce. Les traits de Bison Rose se détendirent, se décrispèrent, comme un enfant que l'on berce.
"Pars du principe que l'on ne doit jamais tirer... Plutôt te faire tuer que risquer de descendre un homme qui ne le mérite pas... Tu n'as pas le droit de condamner un homme qui se trouve au bout du canon de ton arme... Nous sommes là pour protéger les gens, pas pour les tuer. On doit les protéger contre eux mêmes !"

Un monde de petits oiseaux et fait de mille fleurs entourait Bison Rose. Même Sandy s'endormait au son de sa propre voix.

Une balle les réveilla formant une jolie toile d'araignée sur le pare-brise.
"Les vaches !"
La voix de Sandy fit trembler les vitres.
"C'est un jeu, pas la guerre."
Trent avait perdu tout contrôle.
"Je ne tiens pas à passer à la rôtissoire ! Je vais les éliminer. Ils nous ont reconnu."
William riait de plus en plus fort. Sa voix avait viré, une voix bizarre, un peu trop haute, étrange, inquiétante, même.
"Je vais les faire grimper aux arbres ! Range ta pétoire ! Greenburg, c'était un accident sans témoin. Jean fermera sa gueule."
"Dois-je tirer ?"
Bison Rose était poli avec Sandy.
"Non, je ne tiens pas à ce que tu perdes aussi ton revolver. Je crois qu'il se sont mis d'accord pour ne plus nous canarder. Le poulet froid, ça coûte trop cher ! Accroche ta ceinture, ça va secouer !"
Sandy s'apprêtait à couler au moins toute une escadre japonaise.

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