Long Way - Samedi 3 juillet - 12 h 50.



Depuis une demi-heure ils tournaient en rond. Jean avait fini par se convaincre : Farrow cherchait à se débarrasser d'elle. L'attitude du maire vis-à-vis d'elle avait changée quand elle avait prononcé les deux mots : Tilt House. Le regard de Farrow s'était durci, et il l'avait entraînée dans la voiture.
Ils avaient roulé en silence pendant un quart d'heure, empruntant un itinéraire de routes secondaires désertes. Pendant tout ce temps, Farrow avait gardé les yeux fixés sur la route, tandis que Jean l'observait, recroquevillée sur la banquette, contre la portière. Prête à sauter.
ils repassaient pour la quatrième fois devant le même poteau indicateur, Jean ne résista pas.
"Où m'emmenez-vous ?"
"J'en sais rien !"
Il ne mentait pas. En obéissant à l'intuition qui l'avait amené à s'emparer de la fille, il n'avait fait qu'obéir à son instinct de conservation. Elle connaissait la vérité sur la mort de Dave Greenburg, elle avait l'intention de se rendre à Tilt House, il se devait, sinon de contrarier, du moins de retarder, peut-être même d'éliminer ce projet.

Ils passèrent devant un motel à l'air abandonné. Pourtant trois voitures stationnaient sur le parking de sable bleu. Jean annonça qu'elle avait soif, mais Farrow n'avait pas l'intention de la présenter à Warms. Il accéléra, avant de freiner une centaine de mètres plus loin. Il avait abandonné la nationale pour un chemin étroit bordé de taillis touffus qui masquaient la vision depuis la route. Jean pensa que cette fois, ça y était. Farrow posa les mains à plat sur le volant, tourna lentement la tête vers elle. Elle se demandait s'il allait l'étrangler ou simplement lui ordonner de descendre pour l'abattre d'un coup de revolver dès qu'elle aurait fait quelques pas. Elle n'avait après peur, elle était calme. Simplement elle ne voulait pas disparaître sans savoir.
"Je suis prête ! Mais je voudrais connaître la vérité avant de mourir !"
"Quelle vérité ?"
"Sur la ville, sur cet endroit ?"
"Tilt House ?"
"Oui !"
"Par où voulez-vous que je commence ?"
"Si ça vous ennuie, ne dites rien."

Elle venait de comprendre qu'il n'avait pas l'intention de la trucider.
"Vous connaissez William depuis longtemps ?"
"Quatre jours."
"Et, il ne vous a rien dit au sujet de Spencer City ?"
"Si, il m'a promis de mettre la ville à ma disposition."
"ll ne se mouillait pas beaucoup. Comme vous avez pu le remarquer, on ne peut pas dire que notre ville soit surpeuplée."
"Mais où sont-ils ?"
"Qui ? Les habitant, mes électeurs ? Partis, envolés, évanouis, évaporés. Eh ! Vous ne seriez pas une de ces maudites journalistes envoyées par un canard qui veut fourrer son nez dans nos affaires ?"
"Rassurez vous, tout ce que j'ai entrepris jusqu'à présent sur ce plan concerne des rédactions publiées par le journal du collège. Ils sont à Tilt House, n'est-ce pas ? Mais pourquoi ?"
"Vous êtes curieuse , Miss Baker !"
"Trop ? Vous savez, si ça vous ennuie de répondre, ne dites rien. Mais quand même, j'aimerai ne pas mourir idiote."
"Curiosité féminine ! Vous êtes malade ? Vous parlez tout le temps de mourir ? C'est incurable ? Non ? Les premiers sont partis d'eux-mêmes, parce que notre société ne leur convenait pas, alors pour maintenir la ville en état de marche, j'ai dû augmenter les impôts communaux. Alors le peu qui restait est parti à son tour. Même le prêtre, les médecins, et puis les commerçants. Et sans arrêt, on me dit qu'ils sont heureux là-bas !"
"Vous n'avez rien pu faire ?"
"Oh, si, mais de la douceur à la violence, nous avons tout essayé en vain."
"Pourquoi Tilt House ?"
"A cause de Butch."

Il venait de se rendre compte qu'il en était arrivé au point où il devait ou bien se taire ou bien tout dire. Il choisit de tout dire. Physiquement il éprouvait un désir de se confier à quelqu'un, de transporter ses problèmes sur Jean.
"Butch, c'est un professeur qui s'est installé à Spencer City avec sa femme, il y a trois ans. Le professeur avait l'intention d'écrire un mémoire sur la vie en communauté. C'est pour ça que White lui a loué le territoire de Tilt House. Très vite c'est devenu bizarre. il suffisait de débarquer à tilt House pour avoir un bout de terrain. L'argent n'avait pas cours. Les gens échangeaient le produit de leur travail. pendant ce temps du haut de sa maison qui penche, le professeur prenait des notes.
"Mais n'y avait-il rien à faire pour arrêter ça ?"
"Non ! Tilt House est une propriété privée. Butch en est le maître. rien ni personne ne pourra changer quelque chose à la situation."
"Il y a peut-être une solution. Pourquoi ne pas vous faire élire maire de Tilt House ?"
"Ils ne veulent pas de moi ! Enfin, c'est pas tout à fait ça. A la limite ils me toléreraient, comme individu, mais ils n'ont pas besoin de maire. Et, moi, je ne peux pas faire autre chose, je ne sais pas faire autre chose que d'être maire."
Au fur et à mesure que Farrow se libérait, son corps donnait l'impression de se désenfler. Comateux, il se retrouvait sans réponse. Comme un enfant devant une boite de conserve fermée en fer blanc à qui l'on aurait dit que c'est de la confiture. Le balayeur, l'ouvrier à Tilt House pouvaient décider, discuter ce qu'ils devaient faire, refuser sans aucune sanction. Ou accomplir leur tâche à l'heure et comme, et où ils le désiraient. Farrow savait qu'il devait être le plus fort, se battre pour avoir droit à la parole. Cela n'existait pas à Tilt House.
Jean sentait ce désarroi. Elle avait complètement oublié sa crainte du départ.
"Vous savez ce qui me ferait plaisir ? Ce serait d'aller là-bas ! Soyez sans crainte, je vous promets que je ne raconterai rien de tout ce que j'ai vu, ou entendu, rien."
Farrow la dévisagea, elle paraissait sincère, et puis, après tout il s'en fichait. il se fichait de tout, de Tilt House, de Butch, de William et même de lui, le maire d'une ville fantôme.

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