La veillée du 1º.



On buvait sec à Tilt House. Les mexicains, célibataires pendant leur séjour sur le sol américain, n'avaient que l'alcool comme distraction. Les soirées étaient plus longues depuis qu'ils ne travaillaient plus. La tequila, les chants autour de grands feux les faisaient se coucher très tard toutes les nuits. Macho, l'ancien, leur racontait des légendes du Serpent à plumes. Quetzalcoatl, dieu de la sagesse et de l'éternel recommencement. C'était suivi parfois de quelques rituels, mélanges de rites catholiques et aztèques.

Djeck avait longtemps hésité. Commencer par mettre le feu aux granges ou rapatrier les péons sur leurs lieux de travail. Djeck pensa juste. Le feu entraînerait le dispersion des mexicains et compliquerait sérieusement le regroupement.

S'introduire dans Tilt House n'était pas un problème. L'absence de barrière et de surveillance permettait à quiconque de circuler librement sur le territoire sans risque d'être interpellé. Les Jack avaient garé leur voiture derrière une futaie près du chemin de l'usine. Ils apercevaient un grand feu éclairant les arbres sur le devant de l'usine. Trois cent ou quatre cent personnes s'amusaient ou dansaient. D'autres chantaient ou battaient des mains. Des enfants et quelques couples étaient éparpillés au milieu de cette foule d'hommes. Certains soirs on pouvait les entendre jusque sur la grande route qui va vers le Mexique. Les quatre hommes se dissimulèrent derrière un groupe d'arbustes. Floyd et Fathy étaient armés de fusil à piston. Jess avait préféré une mitraillette. Djeck se contentait d'un gros revolver.
Accroupi, un homme s'arrêta de manger. Un autre de souffler dans sa flûte. Les instruments s'arrêtèrent les uns après les autres. Les danseurs aussi. Les chanteurs ne chantaient plus. Le seul bruit, maintenant, était le grésillement d'une pièce de boeuf sur un feu. Chacun avait retrouvé son identité.
Les quatre mannequins étaient figés sur le quai de déchargement de l'usine, comme prêts pour un défilé de mode d'un armurier.
"Nous sommes venus vous inviter à reprendre le travail."
Djeck n'était bon que dans ce genre de situation. Son corps avait l'allure de son action. Aussi mal à l'aise qu'il était dans la vie, autant bien dans sa peau était-il dans la bagarre. Personne ne doutait du danger que ces quatre malades représentaient.
"Que les personnes qui appartiennent à Tilt House se dispersent. Les travailleurs mexicains s'avancent lentement vers moi, les anciens de chaque village en tête."
Les gouttes de graisse de la pièce de boeuf marquaient un tempo lent et angoissant. Personne ne bougea. Macho s'étonna de ne pas entendre les armes des Sam répondre. Ils devaient encore être aux étables, leur endroit favori à Tilt House. Il fallait donc faire du bruit pour les attirer.
"Ma, vous z'été lé padrone dé qui ? Porqué yé né vous connais pas."
Macho le regardait en souriant.
"Le patron c'est celui qui dit aux autres ce qu'il doivent faire. Moi, je te dis de fermer ta gueule."
Djeck ne s'énervait pas.
"C'est toi le meneur ?"
"Macho é oune péon. Macho pas oune meneur."
Djeck n'en doutait pas. Macho se moquait de lui. Il fit un signe à Fathy.
"Fais leur comprendre qu'on est pas là pour rigoler."

Immédiatement Fathy sauta du quai, et du bout de son arme se fraya un chemin à travers la foule. Macho était grand. Fathy l'avorton dut se hisser sur la pointe des pieds pour le gifler. Le mexicain ne bougea pas pour esquiver. Il regardait le minable avec mépris. Un jeune péon attrapa une bûche enflammée et alla en direction de Fathy. Celui-ci tourna son arme d'un geste fulgurant vers l'homme. La colère et la tequila déformèrent la bouche du mexicain. Il insultait Fathy en espagnol, il l'incitait au combat. Froidement Fathy tira dans ses jambes, arrachant le tissu du pantalon qui s'étoila de petits trous ensanglantés.
L'homme continua de marcher lentement, ses yeux vers un but absolu : Fathy. Macho essaya de le stopper de la voix. L'homme n'entendait plus que sa haine. Macho fit la seule chose à faire pour éviter la mort du jeune péon, il se plaça entre les deux hommes.
"Il va te tuer ! Arrête !"
Macho avait crié et ses mots résonnèrent dans la nuit. Fathy poussa Macho sur le côté avec le canon de son fusil. Autour la foule commençait à bouger. D'abord pour regarder, puis pour manifester sa colère. Des phrases fusaient :
"Ils ne peuvent pas nous tuer."
"Ce ne sont pas quatre hommes qui nous font peur."
"Marchons sur eux."
Jess savait comment arrêter ce chorus vengeur. Il installa sa mitraillette sur la hanche et lâcha une rafale. Le bruit pétrifia tout le monde, même les autres Jack. Jess ne parlait presque jamais. Sa bouche, à cause d'un tic, se déplaçait sur le côté chaque fois qu'il l'ouvrait.
"Soyez sages ou je butte deux ou trois mômes."
La tête légèrement en arrière il regarda Djeck.
"Fathy, reviens ici."
Djeck avait repris le même ton calme. Fathy recula jusqu'au quai de l'usine.
"Je vous donne dix secondes pour vous exécuter. Après, on parle plus, on exécute."
Fathy finit par monter les dernières marches. Djeck regardait sa montre. Les ouvriers ne bougeaient pas. Les quatre gueules noires des armes s'abaissaient lentement vers la foule.
Impossible de savoir si Djeck bluffait. Ce n'était pas le plus important. Macho, à part la blessure de son jeune compatriote, avait obtenu le résultat qu'il espérait.

C'était simple, une poutre de fer qui tombe de la terrasse de l'usine, tout le monde se retourne. Sam l'aveugle n'était pas fort, il était monstrueux. Un instant avant il tenait encore cette poutre à bout de bras au dessus de sa tête. Jess tira une rafale vers le toit. Le vrai danger, pour lui, se trouvait derrière, au-delà de la barrière humaine. Sam le sourd et Sam le muet.
Sam l'aveugle avertit Djeck que les autres Sam savaient tirer mais pas parler. La balle de Sam le sourd était pour la tête de Djeck et celle de Sam le muet pour celle de Jess. Djeck comprenait un langage aussi simple.
"Posez vos armes, la manche est pour eux."
Sam le muet du haut de son arbre entendit la chute de l'artillerie sur le sol bétonné et fit à Sam le sourd un signe de satisfaction.
"Avancez vers le mur de l'usine. Macho prenez leurs armes et fouillez les."
Sam l'aveugle s'était dressé et surveillait le moindre mouvement de l'oreille.
Il fallait un certain temps pour dévaler la colline, longer le lac et remonter le chemin jusqu'à l'usine. Paul Butch soufflait fort dans les derniers mètres. Il comprit la situation, les Jack contre le mur de l'usine, derrière eux Macho, les Sam et la foule houleuse se resserrant de plus en plus au pied du quai, puis se retournant vers lui. Il avait bonne mine avec sa carabine à la main. Lui qui leur parlait de non violence et patin couffin, il n'y a pas si longtemps. Il ne chercha pas à se justifier ou à expliquer, cela n'aurait rien changé au résultat. Il s'emportait sans pour cela perdre son contrôle.
"Paul ?"
Sam l'aveugle l'appela. il grimpa les quelques marches et attendit les explications de Sam.
"Qu'est-ce qu'on fait d'eux ? Ca remue en bas."
Sam parlait bas. Butch se retourna et comprit que si la situation ne devenait pas drôle, ils lyncheraient les Jack avec grand plaisir. Les bras écartés en signe d'apaisement, Paul prit la parole.
"Je vous propose quelque chose qui soit à l'image de notre joie de vivre, quelque chose qui montre notre force et notre volonté. Je vous propose de ramener ces jeunes gens aux portes de Tilt House au pas de course et à poil, sans commentaire si ce n'est de les huer."
Des hommes, des femmes continuaient d'arriver devant l'usine. La foule avait quadruplé. Un rire général accueillit cette solution. Un oui isolé, puis deux, puis trois, puis les cris s'unifièrent, mêlés à des sifflets d'encouragements.
Les Sam firent descendre les Jack et prirent la tête du cortège. La foule huait les quatre attardés qui s'étaient rapidement déshabillés. Chaque pas était rythmé sous la huée de la foule. Les Jack étaient assez incrédules et n'osaient pas chercher à comprendre ce qui ce passait.
Fuir ou détruire, le choix n'existait pas pour Jess qui ressentait son impuissance comme une insulte. Donnez lui une bombe atomique qu'il pulvérise cette foule de fourmis. La foule les pressait, ils devaient marcher de plus en plus vite pour ne pas être piétiné. Jess sombrait dans un délire angoissant à chaque pas. Il paniquait et démarra brusquement dans un hurlement animal. Il arriva le premier à la voiture, suivi de près par Djeck, Fathy et Floyd. Les autres continuaient à les huer.
La voiture arracha plusieurs jeunes arbres. Ils roulaient droit devant eux dans leur détermination à fuir, dans leur impossibilité à raisonner.

Moscou brûlait. Napoléon regardait du haut de sa petite taille sa triste défaite. Pauvre White.
A cet instant, White ne faisait pas la comparaison. Il voyait les étables brûler en éclairant la cime des arbres. Son sosie se reflétait dans l'eau du lac.
"Vous croyez qu'ils vont être plus dociles après ces représailles ?"
White pensif s'adressait à Djeck.
"Vous savez ce sont des fanatiques ! Si vous les aviez vu nous raccompagner, ils étaient plusieurs milliers de personnes. Ils chantaient des chants religieux. Il nous a fallu un sacré courage pour retourner mettre le feu là-bas."
Il se tut, guettant des félicitations de White.
White répéta comme pour lui même :
"Des chants religieux ! Butch est athée ! Etonnant !"
Il secoua la tête incrédule. Djeck avait la manie de rendre héroïque et beau le meurtre d'un infirme.
"Je me suis arrangé avec le shérif Warms, vous étiez avec lui au moment où le feu a pris."
"Qu'est-ce que nous faisions ? Une partie ? "
"Il irait pas jusqu'à vous fréquenter. Il vous a arrêté pour excès de vitesse, et vous a dressé un procès verbal."
Il se tourna à nouveau vers la lueur des flammes.
"Allez vous coucher directement et ne traînez pas en ville."
Sur la pointe des pieds les Jack sortirent.
"D'accord Patron !"
Floyd avait dit la dernière connerie de la soirée. White ne voulait pas et ne supportait pas que ces malfrats l'appellent patron. Après leur départ il regarda encore les flammes. Il aimait beaucoup Napoléon, et peut-être même Néron s'il avait su qui c'était.

Le feu fut maîtrisé vers les quatre heures du matin. Ce ne sont pas les bras qui avaient manqué pour faire la chaîne de seaux d'eau.
Ils réussirent à sauver la moitié du bétail. Près de deux cent animaux périrent. Les deux vétérinaires de Tilt House essayèrent sans succès de sauver une quinzaine de vaches.
La proximité du lac avait facilité une intervention rapide. Le tocsin sonna à minuit trente. Trois quarts d'heure après Farrow et Warms arrivèrent. Farrow, le maire, sincèrement navré et le shérif Warms beaucoup moins navré. Ils venaient constater comment ces hommes sans moyens techniques se débrouillaient. Il furent stupéfaits. Farrow, lui fut même admiratif de voir une telle solidarité, une organisation si spontanée. Chacun avait mis le meilleur de lui même dans la lutte. Butch se trouvait dans une chaîne, anonyme. Angie assistait les deux vétérinaires avec d'autres femmes. Les Sam participaient au regroupement et au parcage des animaux effrayés par le feu. Tout Tilt House était là.
Farrow s'approcha de Butch pour lui parler. Il se retrouva avec un seau d'eau dans les mains et de bonne grâce participa à la chaîne.
Les hurlements des bêtes enflammées, le ton haut des hommes qui s'organisaient, obligeait Farrow à crier.
"Butch !"
"Oui ?"
"Bravo ! C'est magnifique !"
"Quoi ?"
"Je dis, c'est magnifique !"
"Merci Monsieur le Maire."
"Pourquoi ?"
"Pour être venu nous faire rire !"
"Excusez-moi !"
Farrow regarda les hommes autour de lui. Il avait rougi. Par chance cela ne se voyait. Tous les visages étaient rouges comme le sien.
"Je parlais de l'organisation de notre population..."
Butch lui sourit. Farrow faisait alors presque partie de la famille.
"Qu'est-ce que vous allez faire ?"
"Eteindre le feu !"
"Je parle pour les animaux. Vous n'avez pas d'assurance ? Voulez-vous que je demande au gouverneur de vous dédommager ?"
"Merci, mais nous nous débrouillerons seuls."
"Je disais cela sans arrière pensée. Je ne suis pas contre vous, Butch. Mais vous le savez, ma fonction est d'aider les habitants de Spencer City. Il n'y a pas que les propriétaires du coin qui me demandent de l'aide."
"C'est à vous de choisir qui vous devez aider. Vous savez très bien que cet incendie est criminel. Le feu a pris à plusieurs bâtiments à la fois."
"Vous avez certainement raison Butch. Laissez Warms faire son enquête !"
"Son enquête est toute faite ! Je suis sûr qu'il connaît les noms de ceux qui ont fait le coup. La seule chose qui intéresse est de venir mettre son nez dans nos affaires, nous faire respecter des lois que nous refusons d'observer."
"Butch, je suis à votre disposition pour ..."
Farrow se tut. Warms et Renucci, son ombre, venaient vers eux.
"J'ai entendu des gens parler de vengeance."
Warms s'adressait à Butch.
"Et vous trouvez ça anormal ?"
"Oui, parce qu'ils parlaient de mettre le feu à Spencer City !"
"Ca ! Ils ont tort, car Spencer City est un très beau musée."
"Vos blagues idiotes, vous les gardez pour vous ! Et, si vous ne voulez pas vous retrouver sur la chaise électrique, conseillez à vos terroristes de ne pas faire les cons."
"Commencez par vous occuper de vos criminels et laissez nous tranquilles. Ici il n'y a que des hommes en colère, pas des assassins. Les Jack de Mister White sont les seuls coupables."
"Dommage pour vous, ils ont un alibi !"
"Ca doit être vous l'alibi !"
Le visage de Warms se déforma sous le coup, il ne put répondre et retourna ses talons.

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