Spencer City - Samedi 3 juillet - 7 h 00



Herbie Farrow ouvrit un oeil, puis l'autre, soupira et referma ses deux yeux. Comme depuis des mois, il avait encore passé une nuit blanche.
"Tu es réveillé, Herb ?"
Il ne répondit pas à Margaret.
"Tu dors ?"
"Non, je pense."
Margaret tendit le bras vers le cordon de la sonnette qu'elle tira à plusieurs reprises. Apparemment en vain.
"Herb, tu devrais aller faire un tour à la cuisine. Carmen à l'air de nous oublier."
Farrow repoussa les draps et sortit du lit, à regret, comme on se plonge dans l'eau froide. Pour lui, depuis des mois, depuis que toute cette affaire avait commencé, le lit était un refuge, le seul endroit où il pouvait profiter d'une certaine tranquillité d'esprit, sinon de corps.
Il enfila ses pantoufles et, les épaules voûtées, le pas traînant, il se rendit à l'office.
Vide. La cuisine était déserte. A la différence des autres serviteurs, Carmen avait traité son départ avec élégance. Un mot de billet rédigé à la hâte sur un morceau de papier de filtre à café posé sur la cafetière : ' Je m'en vais rejoindre les autres, je ne peux pas faire autrement, Carmen. '
Farrow multiplia ses soupirs et entreprit de faire le café.
"Elle est partie ?"
"Oui."
Il plaça une casserole sur la gazinière.
En attendant que l'eau bout, il regardait par la fenêtre. La journée s'annonçait belle, et, devant le perron, Dummy, le dernier fidèle, essayait de tuer à grandes claques les mouches sur la carrosserie de la voiture. Farrow n'aimait pas Dummy, il le trouvait bête. Mais sa fonction exigeait un chauffeur, et Dummy, même s'il ne faisait pas très bien l'affaire, n'avait pas de concurrent.
Une Station Wagon s'engouffra par la grille du parc avant de venir s'immobiliser dans un nuage de poussière devant le perron.
"Nom de nom !"
Quatre hommes hérissés de fusils descendirent de la Station Wagon et approchèrent Dummy.
Farrow reconnut Haggerty, Rosham, Tilbur et Clocks, les quatre plus gros propriétaires terriens du coin.
Détail touchant, Haggerty tenait une corbeille en osier remplie d'oranges appétissantes, qui lui donnait l'air d'un soldat partant à la guerre une rose au fusil.
Farrow assista, sans pouvoir intervenir, au bref échange verbal entre Haggerty et Dummy. Le geste de ce dernier indiquait clairement qu'il assurait les autres de la présence de Farrow dans la maison.
"Nom de nom !"
Il bondit jusqu'à son bureau, ouvrit quelques dossiers au hasard, en éparpilla la poussière sur le bureau, que déjà la carillon de la porte sonnait.
Farrow s'emparât d'un dossier et ouvrit la porte. Haggerty s'engouffra dans le hall, et, d'autorité, plaça la corbeille d'oranges sous le nez de Farrow.
"Tu sais ce que c'est, ça ?"
"Oui, des oranges. Mais vraiment il ne fallait pas..."
Le visage d'Haggerty s'empourpra.
"Tu te fiches de moi, ou quoi ?"
Il empoigna Farrow par le revers de sa robe de chambre.
"Parce que si tu te payes ma tête, tu ne vas pas rire longtemps !"
"Herbie ! Ce café ! Ca vient ?"
"Vous ne préférez pas un jus d'orange, Margaret ? Un jus d'orange géant. Deux mille cinq cent tonnes d'oranges pressées ?"
"Je te défends de mêler ma femme à ces histoires."
"Tu n'as rien à me défendre, Farrow, rien du tout !"
"N'oublie pas que je suis le maire de cette ville, et à ce titre..."
"Parlons-en !"
"Si tu veux, parlons en, mais dans mon bureau, s'il te plaît."
Ils s'installèrent sur le divan du bureau de Farrow.
"Alors, qu'est-ce qui ne va pas ?"
"Herbie, tu sais ce que ça représente deux mille cinq cent tonnes d'oranges mûres à point, gorgées de soleil ?"
"Un beau paquet de dollars !"
"A condition qu'on les cueille !"
"Tu ne veux pas dire que..."
"Exactement, Farrow, tous, tu entends, tous, sans exception se sont tirés à Tilt House. Voilà ma situation et celle de Tilbur et de Clocks et de Rosham. Des tonnes d'oranges sur les bras et plus un ouvrier sous la main ! Ce gros con de White en a fait matraquer quelques uns et ces mecs obéissants se sont mis à avoir des idées sur les droits de l'homme. On aura tout vu !"
"Je ne vois pas très bien comment faire..."
"Nous, si ! Tu as intérêt à savoir très vite comment faire ! Tu aimes les oranges, Farrow ?"
"Pas à la folie !"
"Eh bien, si tu tiens à ne pas en avoir une indigestion dans les minutes qui suivent, tu as intérêt à agir vite, très vite. Deux mille cinq cent tonnes d'oranges, tu vas en manger, crois moi ! Par les oreilles, par les trous de nez, par tout ! Herbie, il faut faire quelque chose tout de suite, sinon nous sommes ruinés. Et tu sais ce qu'il restera à faire ? Nous n'aurons pas le choix. Nous irons vivre avec les ouvriers mexicains à Tilt House, avec tous ces mecs dégueulasses. C'est tout ça que tu veux, Herbie ?"
"Jamais !"
"Je vois que tu commences à comprendre. Pas question d'aller vivre avec ces peigne-culs de pouilleux ! Alors écoute bien, Herbie ! Ou tu te décides à faire quelque chose ou nous allons régler nos comptes nous mêmes. On n'en peut plus, Herbie, on n'en peut plus du tout."
"OK ! OK ! Je vais faire quelque chose, et pas plus tard que tout de suite."
Il décrocha le téléphone et composa un numéro.
De l'autre côté de la ligne la sonnerie résonna longtemps avant que quelqu'un décroche en hurlant.
"Putain de putain de putain, qui est à l'appareil ?"
"Hé ! governor, ici Farrow, le maire de Spencer City."
"Espèce d'enfant de putain."
Commença le gouverneur, aimable.
"Très bien, merci, et vous même ?"
Répondit Farrow, autoritaire.
"Hé, governor, je suis avec Haggerty."
"Qu'il aille se faire..."
"Il vous donne le bonjour."
Affirma Farrow à Haggerty.
"Dites lui la même chose."
Répondit Haggerty.
"Hé, governor, vous savez ici à Spencer City, nous avons des problèmes."
"Enfoncez les vous dans..."
Farrow s'adresse de nouveau à Haggerty.
"Une bonne chose, il s'occupe personnellement de l'affaire."
Il revint au gouverneur.
"Combien dites-vous, governor ?"
"Dix million de fois, enfoncez vous les dix million de fois dans le..."
"Il nous envoie deux cent cinquante soldats."
Traduisit Farrow.
"Ca suffira ?"
"Largement !"
Répondit Haggerty.
"Mais Quand ?"
"Dans combien de temps ?"
"Tout de suite !"
Hurla le gouverneur.
"Tout de suite, allez vous faire..."
Farrow raccrocha doucement.
"Nous avons de la chance, il était de bonne humeur ce matin."
"Merci Herb, on n'oubliera jamais ce que tu as fait, jamais !"
Haggerty était ému. Cette année encore il gagnerait convenablement sa vie, plus d'un million de dollars. il s'apprêta à sortir du bureau.
"Tu oublies ta corbeille, Haggerty !"
"OK ! Herb, excuse moi pour tout à l'heure."
"Ca va, ça va."
Farrow lui tapotait l'épaule affectueusement.
"Je n'aime pas les oranges à ce point là."
Haggerty sortit le panier sous le bras.
Farrow entendit la porte d'entrée se refermer et les portières de la voiture claquer. Farrow s'adossa contre le mur. Ses épaules et tous ses traits de son visage s'affaissaient.
"Merde ! Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire ?"

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